La critique, les Oscars, probablement le public, tout le monde semble d’accord sur le personnage qui l’emporte dans Vicky Christina Barcelona : ni Vicky, ni Christina, mais Maria Helena, femme peintre et psychotique, suicidaire et meurtrière, narcissique et généreuse, jouée par Pénélope Cruz. Caractère atypique et personnage tardif dans l’économie narrative du film, elle semble trancher dans le vif un faux débat, une antinomie d’apparat présentée dès le départ et peut-être trop factice entre les deux Américaines de passage en Espagne. Cependant, si l’on devait s’en remettre aux intentions, aux désirs et aux vissicitudes du réalisateur, selon ce qu’on peut en connaître, le sujet véritable du film, son personnage central – pour autant que l’œuvre de Woody Allen soit un cinéma de caractères – est Christina.
Christina, de son propre aveu, n’a aucun talent. Elle n’écrit pas, ne peint pas, ne joue pas de piano, ne parle pas espagnol (elle a appris le chinois à la place, mais ne s’en sert pas vraiment). La photographie, peut-être ; elle a un œil pour les portraits, ce qui ne fait pas d’elle une grande innovatrice. Elle n’a même pas le talent d’être heureuse. Au contraire de tous les autres personnages du film, Christina est un caractère qui s’inscrit en négatif. Si par hasard elle se retrouve dans une situation équilibrée, au milieu du couple d’artistes instables dont elle devient le sel qui manquait, une mélancolie la prend, d’autres envies, des nostalgies incertaines, et elle doit partir. Comme tant d’autres personnages d’autres films de Woody Allen, Christina est souvent seule dans le plan, regardant hors-champ ce qui se fait sans elle, isolée ainsi, par un certain défaut de sa personnalité qui pourtant ne tient à rien : ni un manque d’intelligence, ni une laideur, ni une immoralité, puisque, comme Juliette Lewis dans Husbands and Wives, à laquelle elle ressemble d’ailleurs comme une sœur, Scarlett Johansson est une belle jeune fille qui peut facilement donner l’impression qu’elle connaît beaucoup de choses, qu’elle n’est pas sotte, et qu’elle cherche à prendre les bonnes décisions. Comme nombre d’autres ingénues, Woody Allen la filme de façon à l’éprouver. Comme Sondra Pransky dans Scoop, Christina est possédée d’une naïveté qui n’entre pas en opposition avec l’intelligence.
Il en va ainsi, dans d’autres films, de ces femmes tourmentées par leur trop jeune âge ou leur inexpérience : Tracy dans Manhattan, Cécilia dans The purple rose of Cairo, ou (encore) Nola dans Match Point. Des femmes mises à l’épreuve et pourtant, manifestement, estimées par leur auteur. L’effet de contraste fréquemment obtenu par la rivalité des brunes accomplies, actives, mondaines (Diane Keaton, Helena Bonham Carter, Rebecca Hall) et des blondes écervelées, aventureuses, précaires (Mia Farrow, Mira Sorvino, Scarlett Johansson) n’est certes pas un manichéisme de système, mais tend à donner sa chance à la fraction de femmes que l’on aurait trop vite tendance, dans une vie new-yorkaise conventionnelle et compétitive, à laisser sur le bord du chemin. Ces femmes-là, qui n’ont ni la sagesse un peu ennuyeuse des bonnes épouses, ni la chaude sensualité des ex-femmes ou des maîtresses, Woody Allen les aime particulièrement, aime les filmer dans leur détresse ; souvent, c’est lui qui finit par les conquérir. Même quittées, trahies ou assassinées, elles gardent le petit prestige d’avoir occupé l’espace du film avec plus de pureté que les autres.