lundi 25 mai 2009

Vicky Christina Barcelona

La critique, les Oscars, probablement le public, tout le monde semble d’accord sur le personnage qui l’emporte dans Vicky Christina Barcelona : ni Vicky, ni Christina, mais Maria Helena, femme peintre et psychotique, suicidaire et meurtrière, narcissique et généreuse, jouée par Pénélope Cruz. Caractère atypique et personnage tardif dans l’économie narrative du film, elle semble trancher dans le vif un faux débat, une antinomie d’apparat présentée dès le départ et peut-être trop factice entre les deux Américaines de passage en Espagne. Cependant, si l’on devait s’en remettre aux intentions, aux désirs et aux vissicitudes du réalisateur, selon ce qu’on peut en connaître, le sujet véritable du film, son personnage central – pour autant que l’œuvre de Woody Allen soit un cinéma de caractères – est Christina.

            Christina, de son propre aveu, n’a aucun talent. Elle n’écrit pas, ne peint pas, ne joue pas de piano, ne parle pas espagnol (elle a appris le chinois à la place, mais ne s’en sert pas vraiment). La photographie, peut-être ; elle a un œil pour les portraits, ce qui ne fait pas d’elle une grande innovatrice. Elle n’a même pas le talent d’être heureuse. Au contraire de tous les autres personnages du film, Christina est un caractère qui s’inscrit en négatif. Si par hasard elle se retrouve dans une situation équilibrée, au milieu du couple d’artistes instables dont elle devient le sel qui manquait, une mélancolie la prend, d’autres envies, des nostalgies incertaines, et elle doit partir. Comme tant d’autres personnages d’autres films de Woody Allen, Christina est souvent seule dans le plan, regardant hors-champ ce qui se fait sans elle, isolée ainsi, par un certain défaut de sa personnalité qui pourtant ne tient à rien : ni un manque d’intelligence, ni une laideur, ni une immoralité, puisque, comme Juliette Lewis dans Husbands and Wives, à laquelle elle ressemble d’ailleurs comme une sœur, Scarlett Johansson est une belle jeune fille qui peut facilement donner l’impression qu’elle connaît beaucoup de choses, qu’elle n’est pas sotte, et qu’elle cherche à prendre les bonnes décisions. Comme nombre d’autres ingénues, Woody Allen la filme de façon à l’éprouver. Comme Sondra Pransky dans Scoop, Christina est possédée d’une naïveté qui n’entre pas en opposition avec l’intelligence.

            Il en va ainsi, dans d’autres films, de ces femmes tourmentées par leur trop jeune âge ou leur inexpérience : Tracy dans Manhattan, Cécilia dans The purple rose of Cairo, ou (encore) Nola dans Match Point. Des femmes mises à l’épreuve et pourtant, manifestement, estimées par leur auteur. L’effet de contraste fréquemment obtenu par la rivalité des brunes accomplies, actives, mondaines (Diane Keaton, Helena Bonham Carter, Rebecca Hall) et des blondes écervelées, aventureuses, précaires (Mia Farrow, Mira Sorvino, Scarlett Johansson) n’est certes pas un manichéisme de système, mais tend à donner sa chance à la fraction de femmes que l’on aurait trop vite tendance, dans une vie new-yorkaise conventionnelle et compétitive, à laisser sur le bord du chemin. Ces femmes-là, qui n’ont ni la sagesse un peu ennuyeuse des bonnes épouses, ni la chaude sensualité des ex-femmes ou des maîtresses, Woody Allen les aime particulièrement, aime les filmer dans leur détresse ; souvent, c’est lui qui finit par les conquérir. Même quittées, trahies ou assassinées, elles gardent le petit prestige d’avoir occupé l’espace du film avec plus de pureté que les autres.  

dimanche 10 mai 2009

Delicatessen

            Il s’est produit une chose terrifiante sur les terres ravagées de Delicatessen. Quelque chose qui désormais, à l’heure du récit, n’évacuera plus le brouillard et la déperdition, comme une sorte d’explosion atomique irréparable, événement pourtant ancien déjà, une génération est passée, et la désolation a continué tout du long. On s’est habitué à la misère. On s’est laissé aller à vivre au jour le jour et à se résigner à l’abominable. Tout se joue dans Delicatessen sur l’interpolation de cet univers putréfié et du parisianisme heureusement irréel de cet immeuble sauvé du désastre. L’effet de paranoïa collective, la peur de parler, parce qu’il est trop tard dans le pacte des consciences pour signaler un inconfort unanime, une sourde honte collective, toute cette bizarrerie ambiante provient de la restitution d’une certaine prouesse dans l’art de la complaisance chez la petite population parisienne de certaines années, discernable dans des airs, dans des gouailles, dans des bajoues et des sourcils ; une certaine France un peu misérable qui aurait viré au cauchemar, qui serait devenue le pauvre bougre qui a faim et qui doit nourrir ses deux enfants, et qui n’a plus pour manger que sa belle-mère. Une France qui se mange à tour de rôle. Moins qu’une France de toute façon, puisqu’il n’y a rien, on n’y voit plus rien ; on ne communique plus vers d’autres contrées que par les canalisations. On ne marche plus à l’extérieur, car on se perdrait. Un territoire réduit à sa portion congrue d’humanité, un immeuble. L’organisation des viandes, dès lors, puisqu’elle est irrémédiable dans un espace ravagé, n’a guère d’autre issue que le maigre espoir de découvrir miraculeusement une autre manière de subsister ; dans l’intervalle, par découragement, il a tout de même fallu arracher de soi tout ce membre d’humanité qui simplement donne envie de manger sinon un fruit, au moins un animal, plutôt qu’un homme. Se défaire de la non-tentation de cannibalisme en devenant canibale penche à l’absurde. D’où un univers d’ailleurs parfaitement détraqué, déshumanisé en grave part, où les enfants font peur et où les ressorts s’entendent par le même pauvre vieux tuyau d’aération. L’enchantement de vivre a perdu de sa gloriole. Un élément s’ajoute, dans un tel entourage, à la tâche de Sisyphe de ces personnages, puisque cette tâche n’est plus seulement sans espoir, elle se détruit elle-même, elle se raccourcit. Le fait de vivre devient un sursis qui n’a de valeur que d’avoir été rendu possible par l’apport du corps d’un autre, plus exposé temporairement à être mangé. L’espérance de vie, la reproduction sont devenus des concepts caducs. La perspective de se savoir à l’avance mangé comme on en a mangé d’autres précipite nécessairement une désorientation non seulement du temps, mais même de la stabilité des choses, de l’équilibre des forces et des rapports. Le jeune nouveau qui vient habiter l’immeuble, pour trouver une solution, a intérêt à garder les pieds sur terre. Or il est précisément tout à fait maladroit ; c’est un clown. Il sait mimer la maladresse. Il connaît les ressorts de l’instabilité, de la mise en péril. Il n’en a pas peur, il les utilise pour faire des tours. Il n’est pas gagné comme les autres par cette panique de vivre qui a gangréné le comportement quotidien : il est là au contraire pour risquer la chute, pour tenter de mourir, pour dégringoler. Remplir une pièce d’eau après avoir colmaté les voies d’évacuation requiert deux regards concurrents sur la situation : d’une part, une certaine capacité d’affrontement du destin qui n’exclut pas l’asphyxie, d’autre part l’espoir que l’on n’est pas seul, et que quelqu’un viendra ouvrir la porte et déverser l’eau à l’extérieur. Il faut avoir au moins un peu la tentation de mourir en tête pour s’y risquer, puisque même l’issue heureuse se compose de grabuge, de menaces sourdes, d’affrontement des autres. C’est l’attribut du clown, cependant : se relever déconfit mais courageux. Ridicule et peu estimable la plupart du temps avec ses pitreries, on aurait bien tout de même envie de le recommander parfois aux enfants ou aux autres pour la manière habile dont il fait ressortir sans le vouloir la maladresse des autres, soit parce qu’il trouve pendant son tour plus maladroit que lui – la fille du boucher fait l’affaire –, soit parce qu’il est momentanément léger et délicat comme l’air, poétique dans son agilité soudaine, sa grâce de quelques instants. Bien sûr, en bon clown, il doit ensuite chuter. Se rater. Delicatessen a l’air de se présenter comme le tour que vient faire un clown, amplifié aux dimensions d’un film, avec sa trajectoire de clown et sa fin de clown, puisque la séquence final de bonheur oublié renvoie aux oubliettes la situation de départ, l’invalide et signale ainsi la grande prestidigitation qu’a été le film entier. C’était un ratage de clown. 

vendredi 24 avril 2009

Daria (fr)

La compétition des logiques qui l’entourent assure à Daria de nombreux combats de mots possibles. Le jeu en devient d’autant plus corsé lorsque le personnage qu’elle affronte s’y entend en justice et en sagesse. Certains affrontants sont moins exécutables que les autres : la mère, par exemple, dont l’acharnement procédural finit toujours par dégoter une faille et, sinon par l’emporter, par reporter le cas à plus tard. Trent, le frère de Jane, laisse dans le paysage de Daria une autre possibilité de raison, un bon sens voué à être un modèle à suivre. Les moments de trouble dans le raisonnement qui donnent à Daria ses plus belles raisons d’exister sont donc attachés à la mise en évidence simple et irréfutable d’une logique extérieure à la sienne, et qui vient lui donner tort. Ce sont des personnages qui par leur bénéfice provisoire se donnent une raison de revenir parler plus tard. Des personnages qui gagnent leur légitimité à la réplique. Par contrecoup, les efforts de franc-parler de Daria gagnent en prise de courage, puisqu’il lui faut sans cesse préciser plus loin les limites et les contradictions soulevées par ces spécialistes de son entourage, jusqu’au point d’une décision politique à adopter, c’est-à-dire dans une situation où la franchise devient un acte moral, un engagement sur l’honneur : c’est la tendance où Daria n’aime pas aboutir, car on lui accordera en général de l’attention, sans comprendre le motif de son intervention. Le silence, qu’elle observe pourtant scrupuleusement à l’égard de bien des situations qui ne sont pas critiques, n’est parfois plus tenable moralement, et elle se doit de parler. Les personnages, sans le savoir, prennent ainsi un malin plaisir à faire délibérer Daria jusque dans ses retranchements. La conscience existentielle de Daria commence par s’achopper à la question du standard : ainsi l’ouverture de la saison 3. Mais la pertinence d’une série dépend souvent de sa progression dans la difficulté du sujet, comme il est en quelque sorte plus brillant de se créer des obstacles infranchissables quand on écrit par exemple Le Mariage de Figaro. Aussi la définition du standard se trouve-t-elle forcée de s’affiner et de se tordre au fil des saisons, car un sujet abordé contribue par son statut d’amendement à élever le niveau dans la recherche de vérité, clôt en somme le point en question et permet un nouvel espace de présupposés acquis. Or plus la confiance est grande, plus le danger a de précision. En outre, la voix de Daria ayant depuis le début de la série acquis le statut d’être intelligent, son évolution en âge suppose de plus en plus un affinement de maturité ; l’organisation en asymptote de la ligne de discours et de la ligne de vie de Daria doit bénéficier d’une réussite concomitante sur les deux plans. 

Daria (eng)

Daria’s voice isn’t illegal ; she merely sets out the misery of the situation. Her peculiar low-tone vocal existence has the background of a computer but the acuracy of an inspector. The smartest sentence always hangs on her, but she doesn’t even care to take show. There’s an other unilogist character in her universe though, another single-tone, a character that doesn’t even care to be taken as a part of the intrigue going on, it’s Tiffany, Quinn’s friend at the Fashion Club ; you know, the Chinese girl ? the one with the extended voice on « wrong » in « this place is so wrong… » and other sarcastic attitudes ? She’s here as a mere vocalization of her own character. Daria’s additional power of this independance from fiction stands in making no choice, in assuming a place of "homme sans qualités", of free mind surrounded by always possibly stubborn people. Criticize would be a level Daria’s way up already, or that she couln’t possibly put on words any longer. She’d better say « Is there any grammatical problem with the word intolerabler ? » or « Define : angry » than getting angry. The irony of  american humor achieves here a sort of auto-protection contest. What’s illegal with that ? Every attempt on happiness gets a lousy face, and still the attempts on happiness find some luck, since Daria evolves in life. Season 4 struggles diplomatically with chances of happiness, and Daria’s way of spiritually rejecting the idee has to be confronted to the issue of being wrong. If illegal, it's against her own laws. 

jeudi 23 avril 2009

Années 80

L’éthétique cinématographique des années quatre-vingts semble recéler dans son message et par son ironie de construction une certaine posture dans le temps qui d’un côté est irréversible, de l’autre est un aveu de courage. Le Berlin Alexanderplatz de Fassbinder comme l’Histoire simple de Sautet font tous deux la démonstration à leur façon d’une certaine immobilité dans le sol qui a commencé à leur époque. Une certaine immobilité de technique, dont il est impossible et vain de s’affranchir, comme d’une movida. L’esthétique du cinéma des années quatre-vingts est assez sûrement marqué d’une frénésie qui ne se libère pas, d’une erreur prisonnière, comme c’est une erreur par exemple de choisir entre Hannah et ses sœurs, et comme on est d’autant plus amené à faire des erreurs qu’on repasse trop souvent au même endroit. C’est une époque de délibération dont le dilemme se trouve lui-même contenir et imprégner ses mécanismes de formation de pensée ; et à la suite, les mécanismes de montage de l’œuvre cinématographique ont finalement eu le temps de revenir sur eux-mêmes en tant qu’artifices, d’en digérer le prix et de repartir dire quelque chose tout de même. Ce qui ne signifie pas qu’on soit désormais affranchi d’une quête d’authenticité : le cinéma va bien vers le récit. Mais le traitement des techniques de fiction semble n’avoir plus peur de lui-même, et venir en soutien à un apologue de même ordre dans le champ du récit, car il est beaucoup question, dans les thèmes traités notamment dans les cinq premières années de cette décénie, de réabilitation. Ainsi, on peut souvent s’amuser à repérer les équations de réabilitation du fil narratif par les exhibitions d’artifice du style filmique. Puisque l’aveu de mensonge est si clairement posé, la force qui en découle n’est, elle, pas suceptible de tromperie. Il semble exister une gueule de bois stylistique au début des années quatre-vingts qui a donc su trouver en elle-même une signification. La faute de style justifiée est ainsi souvent la clé d’un film. 

Brazil

« You don’t exist any more, I deleted you » est une réplique qui paraît intervenir dans Brazil comme une déclaration d’amour. Comme le dit un peu brutalement le titre d’un autre film, on ne meurt que deux fois. C’est la première mort qu’il faut atteindre, c’est la première mort le bonheur, la promesse d’amour. Qu’est-ce que la première mort ? la mort du lieu, la mort de l’espace des jours, la disparition dans la nature. Or cette première mort-là a déjà eu sa péremption, elle n’est déjà plus envisageable à l’époque de la génération de Sam Lowry, car il y a eu dans le passé une explosion. Non pas une petite explosion comme celles qu’on voit passer de magasins en restaurants, manigancées par des groupuscules d'agitation, mais une explosion qui a rendu l’autre part de la terre dévastée, qui a laissé un sol ruiné, tari sur son passage. Il y a eu un effacement des terres. Erased. Deleted. Quel bonheur possible y a-t-il à cela ? Il n’y a même pas une chance de bonheur. Que fait-on de cette première mort, comment la trouver belle ? On doit bien vivre pourtant, être heureux, aimer, semble vouloir signifier le film par une sorte de projection à cinquante ans d’événements qui n’ont pas eu lieu. Sam Lowry n’aime pas Central Services. Il n’aime pas beaucoup la centralisation en général. Il est nettement plus heureux dans un environnement décentré. Dans le rêve. Dans la folie cérébrale. Dans son courage de couloir bien particulier, qui ocille entre la peur heurtée comme une œillère et la curiosité en concordance miraculeuse avec son rêve. Lowry a le courage de la curiosité. Il s’incarne dans le nom crypté de son père sur la poudre, puis sur les touches de l’ascenseur, car son père qui est Jeremiah et dont le cryptogramme est ERE I AM JH, lui donne accès à la quête ultime, à l’ultime acte de bravoure de son statut de héros, celui d’effacer une vie du registre. Du cadastre généralisé. Donner la mort pour donner la vie, en quelque sorte, comme c’est d’ailleurs un peu l’opinion du prophète Jérémie à son propre égard. Sam, fils de Jeremiah, a reçu pour héritage de pouvoir donner vie par la mort. Par la vie effacée. Est-ce que Sam est un Samuel comme Jeremiah fait penser à un Jérémie ? acquiert-il les emblèmes du cycle de Samuel, et son père acquiert-il les emblèmes du cycle de Jérémie ? Y a-t-il dans cette assonnance hébraïque des prénoms le motif d’une prophétie ? Et quel bien aurait eu la mort de Jérémiah sur la poursuite d’une prophétie ? Quel bien a-t-il eu de mourir au tout début de la construction de l’empire, au temps où sa femme était jeune et lorsque l’avenir refleurissait, avec Mister Helpman à ses côté, très jeune et plein d'espoirs ? Pourquoi a-t-il manqué si vite ? Il est resté dans un cryptogramme. A-t-il su ce qui allait se passer ? A-t-il su qu’il permettrait ainsi un jour à son fils de penser et d’accomplir l’effacement d’une vie pour le salut de cette vie ? Si c’est son nom qui forme le cryptogramme, le cryptogramme de son côté parle de lui-même, et donne même une sorte de réponse. « Here I am, JH ». Me voici. Je suis ici, JH. Who’s JH, oh right he’s the missing letters, yeah but ok but who is he ? The first part makes a sense, so why not the end of it ? Ok Ere’s not here but there’s clearly a prononciation here. So who is the guy named JH with a swaying voice at the end of the sentence, who stands for these initials ? Il y a comme une identité en plus dans ces deux dernières lettres, un être supplémentaire, entre l’appellation invocative et le diminutif familier, JH : comme des consonnes dont il faut imaginer les voyelles qui entourent. 

The Last Temptation of Christ

Définir ce qui rend signifiant The Last Temptation of Christ revient sans doute à évaluer la part d’intention cinématographique inscrite dans l’esthétique de l’Actor’s studio ; la dernière réplique, « It is accomplished », est suivie d’images en surimpression d’une pellicule de film qui brûle, se consume après l’accomplissement : d’où l’on comprend que c’est le film qui devait s’accomplir, le surpassement de la tentation étant le film lui-même. Comment le film accomplit-il ce surpassement de la tentation, et d’ailleurs de quelle tentation s’agit-il ? Si c’est la dernière, comme dit le titre, le film excède pourtant les limites de cette dernière séquence, longue et circonstanciée, auquel The Devil’s Advocate plus tard reprend la valeur de virtualité cette fois en y ciblant le cœur et l’ensemble du film ; mais ici, le film est bien excédentaire par rapport à cette seule séquence que semble désigner son titre : il est une préparation lente, longue de la tentation. Le film pris dans son entier est une mise en condition de sa séquence finale. Ainsi le titre n’a tout de même pas tort, qui semble isoler et n’indique en fait qu’en sacrifice au film entier une séquence de son contenu. En un sens, c’est le film lui-même qui accomplit l’acte d’être tenté, et qui surpasse cet acte. C’est en comprenant le film comme un film tenté que l’on peut comprendre la portée de la tentation, son intensité. En somme, le film se donne l’ambition d’être le contraire d’une démonstration, il accepte d’être tenté. Encore faut-il savoir par quoi. C’est un film, que guette un film ? Que pourrait tenter un film ? Filmer ? Être un film ? Mais c’est ce qu’il est, il n’y peut rien. Il est joué, il est monté, on y parle, on y raconte. Il est un film. Il n’est pas parfait, il n’est pas la vérité. Il n’a pas de raison d’être la vérité, il ne la cherche pas, il n’est pas tenté par la vérité. Il se connaît comme film, il sait qu’on y parle anglais, il sait que c’est Willem Dafoe et que Ponce Pilate est David Bowie, il sait la musique qu’il utilise, il sait la finesse américaine des dialogues et des jeux de lumière ; il ne compte pas cacher tout cela, parce que c’est tout cela son film. Il n’y a pas plus de Judas en Harvey Keitel que de New Yorkais en terre sainte, la concordance des temps n’y est pas ; on est un peu comme Paul criant sa conversion sur le chemin de Damas, mais on comprend que ce n’est pas honteux, qu’il n’y a pas eu de ratage pour autant, et que ce mauvais Paul-là, de la tentation, il est en fait le danger que le film, lui, a réussi à écarter. Il a fallu le montrer tel qu’il ne devrait jamais avoir la tentation d’apparaître, au milieu de ruines grondantes et infernales, hurlant avec assurance son récit, pour que le film par contrepoint donne à voir ses propres artifices, ses propres récits. Car le film donne à voir avec insistance, il a le temps de s'attarder sur les plaies rouvertes, sur le cœur sorti des entrailles, sur le corps entier de Willem Dafoe magistralement décharné au fur et à mesure, et tout cela qui certes ne donne donc pas la vérité mais un récit, tout cela tient tout de même à faire voir une vérité dans son récit. Une vérité qui n’a pas besoin des complexes de la forme pour s’exprimer sur un certain autre point, comme indépendant des rouages factices de l’œuvre d’art, imprégnant plus essentiellement la pellicule que son mensonge technique. Cut the crap, dit-on déjà assez souvent dans les années quatre-vingts. Pas besoin d’insister sur la baliverne, il y a une autre vérité à chercher. Mais elle n’est pas autre, en un sens. Elle se met à jour dans la correspondance des époques, dans la transposition réussie du film. Dans l’érotisation, dans l’éclectisme du langage et dans l’utilisation de la lumière se jouent sans doute les plus importantes réussites de transposition, si l’on considère la transposition comme une mise en disponibilité visuelle d’une époque sur une autre. Dans l’érotisation parce qu’il est tentant de sexualiser Jésus ; dans le parler Actor’s studio des répliques parce qu’il est tentant de ne pas se spécialiser en philologie, et dans l’éclairage parce qu’il faut tenter au cinéma l’exploration de lumières impossibles, irréelles et divines.